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Ann O’Aro, Faire taire le silence !

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C'est le cœur battant, le souffle coupé, qu'Ann O'aro, cette jeune artiste d'outre mer, raconte son histoire à travers un album qui résonne comme le cri d'un être arraché trop tôt à l'innocence. Ann #balancesonpère et brise le silence de l'inceste sur des rythmes réunionnais. Elle libère la parole pour elle et pour toutes celles et ceux qui ont subi ou subissent encore l'inceste. Un engagement qui dérange pour certains et qui soulage beaucoup d'autres. Cette jeune poétesse, écorchée vive, sera reçue le 1er décembre au Boeuf sur le toit à Lons le Saunier en 1ère partie du maître du maloya : le grand Danyel Waro. Rencontre avec Ann O' Aro, la nouvelle vague du maloya.

 

 

  

La culture réunionnaise est-elle suffisament représentée en métropole d’après-vous ?

Oui, j'ai l'impression qu'il y a beaucoup de groupes qui s'exportent et qui vont de plus en plus en métropole. Il y a des grands noms qui ressortent comme Danyèl Waro, Christine Salem … Il y a quand même une représentation du maloya un peu ailleurs en dehors de la Réunion. Moi je fais du maloya (NDLR : Le maloya est un genre musical majeur à la Réunion. C'est à la fois un type de musique, de danse et de chant.) à ma façon, je l'utilise parce que c'est le langage que je connais. Si j'avais appris le jazz, j'aurais sûrement fait du jazz. J'ai l'impression quand même que cette musique s'exporte de mieux en mieux, un peu comme toutes les musiques africaines. Il y a quelque chose de très fort, quelque chose du rapport avec la Terre et en même temps, c'est une musique qui parle à l'être. Les chants s'apparentent beaucoup au blues, ça va chercher plein d'émotions. On y rentre pas tous avec la même lecture mais les gens d'ailleurs peuvent aussi s'y retrouver.

Si, pour vous présenter à nos lecteurs, je vous défini comme la rencontre d'Antonin Artaud, de Nosfell et de Danyèl Waro vous en pensez quoi ?

(rires) c'est pas mal, c'est chouette ! C'est une image forte quand même, la folie, le corps, la terre... Ouais c'est pas mal !

Cet album qui porte votre nom, c'est une sorte de thérapie ?

Dans la vie de tous les jours je m'appelle Anne-Gaëlle Hoarau et mes amis m'appellent surtout Gaëlle. Même si c'est mon nom, ce n'est pas celui que j'utilise tout le temps. Pour moi c'est un autre personnage. Ann O'Aro, c'est quelqu'un qui porte une histoire qui n'est plus la mienne actuellement. C'est une façon pour moi de me dissocier de cette histoire et de la rendre universelle pour pouvoir la défendre d'un côté et de l'autre, me reconstruire. C'est une manière de se libérer, de redémarrer et repartir avec quelque chose qui s'est transformé. Du vide presque, on arrive à un répertoire ! On travaille les mises en scène, l’interprétation... C'est passionnant, ça devient un réel projet artistique ! C'est vraiment une matière pour se reconstituer, prendre du recul et essayer de réfléchir autrement sur ces histoires là , de ce que tout cela implique dans les relations, dans les traces, ce que l'on garde et puis s'en éloigner et faire un travail. Oui, ça doit être un peu thérapeutique !

Vous réglez vos comptes avec votre père qui vous a brisée mais vous ne parlez pas de votre mère, pourquoi ?

Non, parce que c'est plus compliqué. Je pense que, d'emblée, le mal qui est fait par la mère, qui peut être dans un déni... Le mal que fait la mère est plus sourd. Quand le père frappe, quand le père viole on s'en rencontre tout de suite, on le sait (rire crispé). Lorsque que c'est la mère c'est plus insidieux, c'est de la non assistance à personne en danger ! Quand je parle à ma mère elle ne m'entend pas, elle rebondit sur un mot et ne fait que parler d'elle, les autres sont des miroirs, il n'y a plus rien qui la touche. Donc c'est très compliqué de fermer tout ça, ça pourrait venir dans six mois, j'en sais rien, j'y travaille.

Souvent dans les cas d'inceste à la Réunion on parle de la complicité maternelle, était-ce la cas ?

Des fois la complicité, des fois le déni. Cela dépend de la force de caractère et à quel point cette personne est soit manipulée, soit malade ou aveugle. Certaines ne veulent absolument rien voir et sont faibles pour accepter ce qui se passe, pour prendre des décisions, pour rester l'adulte en fait. Il y a beaucoup ce cas de figure où la mère redevient un enfant et les enfants assument des rôles de parents et essaient de rassurer les mamans, de s'occuper d'elles alors que ce n'est pas sensé être notre place. Les rôles s'inversent. J'ai discuté avec d'autres personnes qui ont vécu les mêmes choses que moi et cela arrive très souvent que la mère se mette dans la position de l'enfant ou même de victime. Elle dit alors qu'on ne l'aime pas, qu'on la rejette et que c'est pour cela qu'on l'embête avec nos histoires.

Comment on se construit avec tout ça ?

Il faut absolument couper, ne plus avoir d'attente envers ses parents, il faut faire le deuil de ses parents, qu'ils soient morts ou non ! C'est vraiment le deuil de ces figures là qu'on se représentait et puis se dire que toutes les forces on les a en nous ! Il faut trouver des figures qui nous aident à avancer, des amis, des personnes que l'on rencontre en qui on peut avoir confiance. Il faut absolument continuer à faire confiance je pense mais aussi savoir dit non ! C'est un apprentissage je crois.

En portant ces blessures devant le public vous brisez le silence sur l'inceste qui est très répandu à la Réunion, comment les Réunionnais reçoivent cela ?

J'ai l'impression que ça se passe bien. Il y a du monde aux concerts, les gens sont touchés. Le public est surpris car c'est très rare qu'on aille parler de cela et qui plus est de cette façon là. C'est très clair dans les chansons et assez inédit dans le maloya malgré le fait que ce soit un chant de libération. Certains grands du maloya m'ont quand même dit : « Oui bon, tu chantes quand même toujours la même chose. Tu peux peut être passer à autre chose. » Ils ne savent pas le combat au-delà de la parole qui se libère. Eux peuvent interpréter des chants militants depuis 15, 20 voire 30 ans, c'est un combat qui continue pour eux mais moi, ce que je dis n'est pas un combat pour eux. C'est juste un témoignage : « Au bout d'un moment ça va, il faut se relever et faire autre chose quoi ». C'est une injonction à changer de cap. Plus j'entends cela plus j'y vais parce qu'il faut continuer en fait (très émue).

Votre parole aide t-elle d'autres jeunes à se libérer ?

Oui, il y a de plus en plus de gens qui le font sur ce sujet là. C'est incroyable, après toutes ces choses comme #BalanceTonPorc, #MeToo... tout cela a vraiment aider à ce que les gens aient une lecture différente de ces choses là. Il faut après accueillir une parole artistique, un témoignage aussi. Que les gens soient prêts enfin à entendre ça et à faire un état des lieux de ce problème là.

On reproche de plus en plus aux artistes de ne pas s'engager, d'avoir une démarche vide de sens, vous c'est exactement l'inverse vous êtes engagée à 100%, à corps perdu ...

Justement, comme c'est un engagement on me dit : « Maintenant que tu as fais ça tu peux te taire, tu peux faire autre chose maintenant on t'as entendu, c'est bon maintenant ! » C'est encore une autre forme de violence qu'ils manifestent sans s'en rendre compte ! C'est une nouvelle forme de déni, ils n'ont pas envie d'entendre ce message. C'est là-dessus que l'on doit travailler : pourquoi ils ne veulent pas entendre ce message ? On n'est pas obligé d'aimer ma musique, ce n'est pas ce que je dis, mais pourquoi s'interdire de parler de ce sujet ? Eux, ils ont des chants militants ou des chansons d'amour sans que jamais on leur demande de chanter autre chose que cela. Et moi je chante deux, trois fois et on me dit de chanter autre chose.

Cet album c'est le début d'une longue histoire ou ça s’arrêtera là ?

Je pense qu'il y aura une suite parce qu'avec ce projet là, j'ai rencontré des musiciens qui me suivent. Nous avons commencé à bosser d'autres chansons, un nouveau répertoire même si on continue à chanter évidemment cet album là. On élargit dans une espèce de synergie qui commence à vivre. On se projette un peu plus loin maintenant et nous allons de l'avant. Ce sera quelque chose de très musical avec un travail d'écriture important. J'ai aussi d'autres projets sous le coude, du théâtre, de la BD...

 

Publié le 28/10/2019 Auteur : Jérôme Gaillard // Ann O' Aro ©Jérôme Gaillard

« Ann O’aro », premier album éponyme (Produit par Philippe Conrath) Cobalt / BUDA Musique (distribution France, Socadisc)

En concert au Boeuf sur le toit à Lons Le Saunier à 18h00 en 1ère partie de Danyel Waro [22€ à 17€]

pour en savoir plus : https://leboeufsurletoit.fr/


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